Les fluctuations, l’antériorisation, la postériorisation, le glide et l’occlusion
Les fluctuations
Les fluctuations phonologiques sont normales chez l’enfant en période de développement. Pour CLAIRIS (1981 : 103), la fluctuation de phonèmes est la possibilité pour le même locuteur, dans les mêmes circonstances, de faire alterner librement deux ou plus de deux phonèmes dans la même unité significative, et cela uniquement pour certaines unités du lexique. Chez l’enfant, ces fluctuations prévisibles et transitoires (elles ne durent pas dans le temps et disparaissent rapidement d’elles-mêmes) donnent parfois l’impression que le système phonologique de l’enfant est instable, qu’il n’est pas consolidé, que les lieux d’articulations sont dynamiques, qu’il y a chevauchement des champs de dispersions des phonèmes, que l’enfant ne discrimine pas les sons correctement, qu’il n’est pas capable de les distinguer dans leurs fonctions dans le système. En fait, l’enfant est en train de définir et préciser l’utilisation des articulateurs et les lieux d’articulations qu’il met à contribution.
Les fluctuations sont normales. Même les adultes produisent des fluctuations quand ils parlent. La variation existe, par exemple, pour le mot buée, chez une seule et même personne qui peut faire alterner la voyelle /y/ de [bye] avec la semi-consone /ɥ/ de [bɥe]. Les alternances touchant les voyelles abondent en français et sont articulées, par les locuteurs, de façon inconsciente:
téléphone – [telefɔn] = [tɛlɛfɔn] (voyelle mi-fermée versus mi-ouverte)
geai bleu – [ʒeblø] = [ʒɛblø] (voyelle mi-fermée versus mi-ouverte)
Montréal – [mɔ̃real] = [mɔreal] (voyelle nasale versus orale)
Lors de sa période de développement phonologique, il est tout à fait normal d’entendre (et donc de percevoir) ces alternances se produire dans des moments où les articulations phonétiques de l’enfant sont imprécises. L’enfant fait des tentatives phonétiques et des essais articulatoires pour produire des mots nouveaux. Cela se voit dans l’utilisation de mots plus longs ou plus compliqués ou l’enfant doit faire appel à des phonèmes plus difficiles à produire, comme les constrictives du français. Ces tentatives peuvent se traduire par des alternances inattendues et l’apparition des fluctuations chez l’enfant est de courte durée. Voici quelques exemples regroupés à travers les années:
jupe – [ʒyp] = [zyp] (alternance entre /ʒ/ et /z/)
vite – [vit] = [fit] (alternance entre /v/ et /f/)
roue – [ru] = [wu] (alternance entre /r/ et /w/)
chien – [ʃjɛ̃] = [sjɛ̃] (alternance /ʃ/ et /s/)
cadeau – [tado] = [kado] (alternance entre /t/ et /k/)
pain – [pɛ̃] = [bɛ̃] (alternance entre /p/ et /b/)
Qu’est-ce qui n’est pas une fluctuation?
Toute fluctuation doit se produire entre des phonèmes établis dans la langue (comme dans les fluctuations identifiées plus haut). Par contre, des alternances entre variantes phonétiques, ou allophones, ne sont pas des fluctuations. Lorsque l’enfant alterne librement entre [bœ͜yr] et [bœr] pour beurre, il s’agit bien d’une alternance entre deux variantes du même phonème, [œ͜y] et [œ] ne s’opposant pas dans la langue, puisqu’ils sont des variantes du même phonème /œ/ en français, ce qui ne constitue pas, à proprement parler, une fluctuation.
L’antériorisation
L’antériorisation phonologique est un phénomène impliquant la modification du lieu d’articulation des phonèmes. Par exemple, les consonnes occlusives dorso-vélaires /k, g/ peuvent être articulées comme des apico-alvéolaires /t, d/ ou bilabiales /p, b/ par l’enfant qui développe son système phonologique.
L’appartenance aux séries sourdes ou sonores facilitera ce processus:

L’antériorisation, dans le cas des constrictives, s’explique aussi dans la possibilité pour la constrictive sourde prédorso-post-alvéolaire /ʃ/ d’être réalisée comme une prédorso-alvéolaire /s/ ou une labio-dentale /f/ ; et pour la prédorso-alvéolaire /s/ d’être réalisée en tant que consonne labio-dentale /f/ (/ʃ/, /s/ et /f/ étant liées à la série des constrictives sourdes du système).
De la même manière, la constrictive sonore prédorso-post-alvéolaire /ʒ/ peut être réalisée comme une prédorso-alvéolaire /z/ ou une labio-dentale /v/, et la prédorso-alvéolaire /z/ d’être réalisée en tant que consonne labio-dentale /v/ (/ʒ/, /z/ et /v/ étant liées à la série des constrictives sonores du système). L’appartenance des six phonèmes sourds et sonores à des séries qui partagent un même trait distinctif (sourd versus sonore) facilitera ces processus fonctionnels de la langue.

Voici quelques exemples tirés de BOWEN et SCHELSTRAETE:
cou – [tu]
gâteau – [dato]
chat – [sa]
Julie – [zyli]
balançoire – [balɑ̃fwɑr]
doigt – [bwa]
carnaval – [tarnaval]
La postériorisation
Les processus de postériorisation phonologiques impliquent la modification du lieu d’articulation des consonnes en sens contraire à l’antériorisation. Les consonnes bilabiales /p, b/ auront tendance à se réaliser ou bien comme des apico-alvéolaires (/t, d/), ou bien comme des dorso-vélaires (/k, g/) et les consonnes apico alvéolaires (/t, d/) auront, quant à elles, tendance à se réaliser comme des dorso-vélaires (/k, g/). Ces processus sont rendus possibles parce que ces six phonèmes partagent les traits distinctifs propres aux séries phonologiques qui permettent ce mouvement dans le système (les sourdes versus les sonores).

Le déplacement de l’articulation de la consonne labio-dentale /f/ vers les lieux d’articulations prédorso-alvéolaire (/s/) ou prédorso-post-alvéolaire (/ʃ/) se fait en fonction de la labio-dentale /f/ appartenant à la même série que la prédorso-alvéolaire /s/ et la prédorso-post-alvéolaire /ʃ/, un groupe de consonnes défini par sa surdité.
Quant à lui, le déplacement de l’articulation de /v/ vers les lieux d’articulations de /z/ et /ʒ/ se fait lui aussi en fonction de la labio-dentale /v/ appartenant à la même série que la prédorso-alvéolaire /z/ et la prédorso-post-alvéolaire /ʒ/ sur la base de la sonorité de ce groupe de consonnes qui partage ce même trait distinctif:

Voici quelques exemples tirés de SCHELSTRAETE:
feu – [sø]
pyjama – [tiʒamɑ]
singe – [ʃɛ̃ʒ]
toboggan – [kɔbɔgɑ̃]
Le glide
Il y a deux cas à souligner. Le premier est le processus identifié comme étant le glide phonologique qui implique la postériorisation de la consonne apico-alvéolaire /l/ qui se réalise articulatoirement comme la consonne dorso-palatale /j/ dans l’exemple de la consonne apico-alvéolaire /l/ de lune qui devient /j/ dans [jyn]). Le deuxième implique l’antériorisation de la dorso-uvulaire /r/ qui devient soit la dorso-vélaire /w/ ou soit la dorso-palatale /j/ pour roue dans [wu] ou [ju].
Lorsqu’un phonème n’est pas intégré dans le système phonologique d’un enfant, celui-ci produira prévisiblement un son qui s’apparente à celui-ci. Dans le cas de /l/, pour les enfants en bas âge qui ne sont pas en mesure d’articuler l’apico-alvéolaire constrictive sonore, la dorso-palatale constrictive non-labialisée devient une production articulatoire de premier choix. Dans le cas de /r/, pour ces mêmes enfants qui ne sont pas en mesure d’articuler la consonne dorso-uvulaire, la dorso-vélaire constrictive /w/ et la dorso-palatale constrictive non-labialisée /j/ deviennent toutes les deux des productions articulatoires possibles. Il ne faut pas oublier que le glide fait partie des processus définis par l’antériorisation et la postériorisation phonologiques.
L’occlusion (fermeture)
Les enfants qui sont en plein processus d’intégration de phonèmes constrictifs vont réaliser certaines de leurs consonnes constrictives en tant qu’occlusives, que celles-ci soient sonores ou sourdes. Nous pouvons observer ce phénomène dans des occurrences comme soleil réalisé [tɔlɛj] au lieu de [sɔlɛj], fou réalisé [pu] au lieu de [fu] et vélo réalisé [belo] au lieu de [velo]. Les deux premiers exemples sont de BOWEN (2007 : 16) et le dernier est de SCHELSTRAETE (2004: 19).