L’analyse fonctionnelle des processus
Un processus phonologique simplificateur met obligatoirement en opposition des faisceaux de traits distinctifs qui sont structurellement fonctionnels dans la langue. C’est par la fonction distinctive du phonème que la langue oppose les monèmes entre eux sur la base du sens (par exemple, nous savons que vous [vu] n’est pas boue [bu]). Avec la fonction oppositive des phonèmes, la langue utilise certains faisceaux phonologiques pour établir des oppositions distinctives ou les neutraliser. Dans l’opposition qui distingue /v/ de /b/ plus haut, le trait labio-dental est pertinent pour définir /v/ tandis que le trait bilabial est pertinent pour définir /b/. Dans les deux cas, ni le trait oral, ni le trait sonore n’est utile, ni même pertinent pour définir leur opposition.
Les processus peuvent aussi impliquer l’usage de traits articulatoires d’un son qui entre en relation avec un phonème qui partage avec lui certains traits.
L’analyse de tout processus phonologique doit, d’une part, être fondée sur la phonétique fonctionnelle (la phonologie) de la langue (les définitions des phonèmes contenus dans son inventaire) et tenir compte des traits phonétiques articulatoires identifiés pour des sons qui sont en dehors du champ phonologique du système.
D’entrée de jeu, l’analyse d’un processus phonologique doit confronter la définition des traits distinctifs (le faisceau phonologique) d’un phonème donné aux traits distinctifs du phonème qui apparaît à sa place dans la chaîne parlée.
Voici un exemple de processus phonologique qu’on peut identifier dans la production articulatoire d’un enfant.
Production articulatoire : chat [sɑ]
Modèle attendu de la langue : chat [ʃɑ]
Tous les trais distinctifs du faisceau phonologique de la voyelle en production articulatoire (/ɑ/) et la voyelle du modèle attendu de la langue (/ɑ/) sont neutralisés car les voyelles ont toutes les deux le même faisceau de traits distinctifs : orale, postérieure et ouverte. Nous savons que l’opposition phonologique d’intérêt est celle qui met en lumière le faisceau des traits distinctifs de /s/ vis-à-vis du faisceau des traits distinctifs de /ʃ/ que voici:
/s/ : prédorso-alvéolaire, sourde
/ʃ/ : prédorso-postalvéolaire, sourde
Les deux consonnes ont des lieux d’articulations différents (prédorso-alvéolaire s’oppose à prédorso-postalvéolaire) mais elles partagent la même sonorité (le trait sourd). Lorsque les traits sont partagés par les deux phonèmes en opposition, nous pouvons indiquer cette neutralisation d’opposition d’une partie du faisceau en barrant le trait qui n’est pas pertinent pour l’analyse:
/s/ : prédorso-alvéolaire, sourde
/ʃ/ : prédorso-postalvéolaire, sourde
À partir de là, nous sommes en mesure de dire que ce processus phonologique est lié à un phénomène d’antériorisation, puisque le phonème /s/ est produit articulatoirement sur les alvéoles et que /ʃ/ est produit derrière celles-ci.
Comment faire lorsque l’analyse d’un processus phonologique doit comparer le faisceau des traits distinctifs d’un phonème donné aux traits articulatoires d’un son qui n’existe pas dans la langue, mais qui apparaît tout de même à la place du phonème attendu ? L’exemple suivant peut fournir une piste d’analyse appropriée.
Un enfant produit articulatoirement le son [θ] à la place de /s/ dans le mot bus. Il a tendance à trop avancer la langue dans la cavité buccale pour produire la consonne. C’est ce qu’on appelle communément le sigmatisme interdental.
Commençons par la confrontation, en bonne et due forme, du faisceau de traits distinctifs du phonème /s/ et des traits articulatoires du son [θ] (qui n’est pas un phonème en français):
Production articulatoire : bus [bys]
Modèle attendu de la langue : bus [byθ]
/s/ : prédorso-alvéolaire, sourde
[θ] : interdentale, sourde
Nous savons, d’après le tableau phonologique de l’anglais, que le son [θ] est produit avec la pointe de la langue (l’articulateur) appuyée sur les incisives supérieures (le lieu d’articulation). Très souvent, ce son est dit dental dans la littérature anglophone. Par commodité, nous dirons que [θ] est interdental pour le lier de manière plus pragmatique au phénomène observé par les orthophonistes (le sigmatisme interdental).
Le trait distinctif de la sonorité (sourd versus sourd) n’est pas pertinent puisque /s/ et [θ] partagent cette marque oppositive. Par contre, leurs lieux d’articulations respectifs sont décisifs dans le processus d’antériorisation observé, puisque le phonème /s/ est articulé sur les alvéoles, tandis que [θ] est, quant à lui articulé sur les incisives supérieures.
La section qui suit permettra de mieux comprendre les processus phonologiques impliqués dans l’apprentissage du français. Ces processus, pour qu’ils soient prévisibles et non-aléatoires dans le développement phonologique de l’enfant, doivent se produire entre des phonèmes qui sont, à la base, apparentés.