La commutation et la segmentation

Introduction

Aux monèmes et à la commutation

Les unités significatives minimales de la première articulation (appelées les monèmes), peuvent être définies dans leurs fonctions en les isolant avec la commutation. L’énoncé Le chien est dans la rue se compare à d’autres énoncés, comme Le chien est noirLe chien est grosLe chien est méchantLe chien est à PaulLe chien est en train de manger. Le descripteur est en mesure d’isoler les unités dans la ruenoirgrosméchantà Paulen train de manger. Inversement, la commutation permet d’isoler l’autre segment du message dans J’aime mon chienIl me faut un chienC’est un très beau chienFais manger le chienUne morsure de chienUne vie de chien. Cette opération fondamentale  permet d’isoler les unités significatives minimales de la parole:

LE CHIEN EST dans la rue J’aime mon CHIEN
LE CHIEN EST noir Il me faut un CHIEN   
LE CHIEN EST gros C’est un très beau CHIEN
LE CHIEN EST méchant Fais manger le CHIEN 
LE CHIEN EST à Paul Une morsure de CHIEN
LE CHIEN EST en train de manger Une vie de CHIEN

 

Bien entendu, ce travail représente la première étape de l’analyse par la commutation. Le descripteur pourra aller plus loin et trouver, compte tenu du corpus à sa disposition, d’autres occurrences comme ce chien, un chien, ces chiens, des chiens, les chiens, qui commutent parfaitement avec l’indicateur de la notion du défini masculin singulier (le). À partir de là, il sera en mesure d’isoler d’autres indicateurs, incluant le démonstratif (ce), l’indéfini (un), et le pluriel (ces, des et les). Certaines unités pourront très bien commuter avec l’unité est (l’indicateur de l’existence) qui, dans des segments comme Le chien mange, Le chien dort, Le chien jappe, Le chien court, mettent en évidence la relation entre mange, dort, jappe, et court, dans leur fonction de décrire les actions du chien, qu’on regroupe communément dans la fonction du verbe. En dégageant le rôle ou, à plus proprement parler, la fonction des unités, le descripteur pourra aussi dégager la fonction que joue l’unité isolée. C’est le chien qui agit ou qui n’agit pas, soit comme porteur primaire d’une action en tant que sujet dans Le chien est en train de manger, ou bien, inversement, en tant que celui sur lequel une action est portée par quelqu’un d’autre (le concept de toi), en tant que complément, dans Fais manger le chien.

La segmentation permet au descripteur d’isoler ces unités minimales à partir de la commutation qui permet de les définir dans leurs fonctions. Si le monème est construit au moyen de phonèmes, ces unités demeurent les plus petites unités de la parole. Elles sont les sons qu’on ne peut pas réduire en unités plus petites. De manière générale, le phonème participe à la construction du monème et a pour fonction de distinguer les monèmes entre eux. Le descripteur est en mesure de segmenter la phrase en unités significatives plus petites:

Le + chien + est + dans + la + rue

et segmenter les monèmes constituants en douze unités distinctives minimales dans l’expression suivante:

(/l/+/œ/) + (/ʃ/+/j/+/ɛ̃/) + (/ɛ/) + (/d/+/ɑ̃/) + (/l/+/a/) + (/r/+/y/)

La commutation phonologique fera ressortir la puissance du phonème à exprimer d’autres réalités, sans pour autant utiliser beaucoup plus d’unités minimales distinctives, d’où l’existence d’une certaine économie phonétique en français. Malgré les marqueurs du pluriel dans la phrase Les chiens sont dans les rues, donnera toujours six mots, mais seulement treize phonèmes.

(/l/+/ɛ/) + (/ʃ/+/j/+/ɛ̃/) + (/s/ +/ɔ̃/) + (/d/+/ɑ̃/) + (/l/+/ɛ/) + (/r/+/y/)

Quant à la description du syntagme (la phrase) en termes de monèmes, il apparait que celui-ci contient non pas six mots, mais bien treize unités significatives dont cinq indiquent le pluriel :

Les (défini + masculin + pluriel) + chiens (mammifère domestique qui jappe + pluriel) + sont (idée d’être + pluriel) + dans (préposition de lieu) + les (défini + féminin + pluriel) + rues (la voie bordée de maisons + pluriel).

Les phonèmes du français sont isolés et dégagés par la commutation. Le mot loup (/lu/) contient deux unités distinctives minimales. Si nous remplaçons /l/ par d’autres unités identifiées dans l’inventaires des sons du français (ceux observées dans d’autres monèmes), nous obtenons toujours des monèmes en français pour les unités significatives minimales : lit (/li/), lait(/lɛ/), la (/la/), lu (/ly/), le (/lœ/), (/lɑ/) lot (/lo/), lin (/lɛ̃/), lent (/lɑ̃/) et long (/lɔ̃/). La commutation se pratique aussi sur des unités significatives plus complexes, la tâche ayant toujours pour objectif d’isoler les sons de la langue (les unités distinctives minimales). Le monème pire /pir/ est construit à partir de trois unités distinctives minimales. La commutation de la voyelle /i/ avec d’autres unités de la même nature (les voyelles du français, dans ce cas-ci), dégagera d’autres monèmes de l’inventaire de la langue. Voici quelques exemples:

père (/pɛr/), par (/par/), pur (/pyr/), peur (/pœr/), part (/pɑr/), pour (/pur/), port (/pɔr/)

La commutation ne se limite pas qu’aux voyelles. Elle permet aussi de dégager les oppositions entre les consonnes du français, comme dans parc (/park/), barque (/bark/), marque (/mark/) ou dans des occurrences réduites à deux sons:

poux (/pu/), boue (/bu/), mou (/mu/), fou (/fu/), vous (/vu/), toux (/tu/), doux (/du/), loup (/lu/), nous (/nu/), sous (/su/), chou (/ʃu/), joue (/ʒu/), cou (/ku/), goût (/gu/), roue (/ru/)

L’identification de paires minimales

L’observation des productions articulatoires des enfants est étroitement liée à notre capacité à identifier et à isoler les phonèmes qui jouent leurs rôles fonctionnels dans la parole. Une analyse des paires minimales de la langue permet de bien dégager les oppositions qui existent en français. Par définition, la paire minimale est composée de deux unités minimales significatives (monèmes) qui sont différenciées par l’opposition de deux unités distinctives minimales (phonèmes). L’utilité des paires minimales dans l’élaboration d’exercices de stimulation réside dans notre capacité à démontrer les fonctions des phonèmes dans la parole. Leur utilisation vise donc à bâtir la conscience phonologique de l’enfant pour les oppositions qui sont ou bien mal intégrées ou bien partiellement intégrées dans son système phonologique. Une bonne intervention en stimulation du langage s’appuie sur une panoplie d’outils qui comprend, par défaut, l’utilisation de paires minimales pour une intégration plus rapide des sons qui posent problème à l’enfant.

Une paire minimale oppose toujours deux sons qui différencient deux monèmes. À titre d’exemple, c’est ce qui est observé dans des paires minimales impliquant des voyelles:

la /la/ ~ lit /li/ ; /a/ ≠ /i/
lit /li/ ~ lu /ly/ ; /i/ ≠ /y/
/de/ ~ de /dœ/ ; /e/ ≠ /œ/
lait /lɛ/ ~ le /lœ/ ; /ɛ/ ≠ /œ/
ma /ma/ ~ mât /mɑ/ ; /a/ ≠ /ɑ/
tu /ty/ ~ tout /tu/ ; /y/ ≠ /u/
thé /te/ ~ tôt /to/ ; /e/ ≠ /o/
peur /pœr/ ~ port /pɔr/ ; /œ/ ≠ /ɔ/
brin /brɛ̃/ ~ brun /brœ̃/ ; /ɛ̃/ ≠ /œ̃/
pain /pɛ̃/ ~ pont /pɔ̃/ ; /ɛ̃/ ≠ /ɔ̃/
bain /bɛ̃/ ~ banc /bɑ̃/ ; /ɛ̃/ ≠ /ɑ̃/

D’autres paires minimales permettent d’identifier les oppositions qui différencient des monèmes différents pour les consonnes du français:

père /pɛr/ ~ terre /tɛr/ ; /p/ ≠ /t/
par /par/ ~ car /kar/ ; /p/ ≠ /k/
bon /bɔ̃/ ~ don /dɔ̃/ ; /b/ ≠ /d/
dent /dɑ̃/ ~ gant /gɑ̃/ ; /d/ ≠ /g/
faire /fɛr/ ~ serre /sɛr/ ; /f/ ≠ /s/
ça /sɑ/ ~ chat /ʃɑ/ ; /s/ ≠ /ʃ/
vie /vi/ ~ lit /li/ ; /v/ ≠ /l/
lot /lo/ ~ zoo /zo/ ; /l/ ≠ /z/
fige /fiʒ/ ~ fille /fij/ ; /ʒ/ ≠ /j/
oui /wi/ ~ riz /ri/ ; /w/ ≠ /r/
mont /mɔ̃/ ~ nom /nɔ̃/ ; /m/ ≠ /n/
comme /kɔm/ ~ cogne /kɔɲ/ ; /m / ≠ /ɲ/

Les paires minimales, même polysyllabiques, permettent de dégager des oppositions minimales dans le système de la langue:

marcher /marʃe/ ~ marchons /marʃɔ̃/ ; /e/ ≠ /ɔ̃/
tourner /turne/ ~ tourna /turnɑ/ ; /e/ ≠ /ɑ/
entrons /ɑ̃trɔ̃/ ~ entrant /ɑ̃trɑ̃/ ; /ɔ̃/ ≠ /ɑ̃/
bébé /bebe/ ~ bonbon /bɔ̃bɔ̃/ ; /e/ ≠ /ɔ̃/
danser /dɑ̃se/ ~ dansait /dɑ̃sɛ/ ; /e/ ≠ /ɛ/
fatigué /fatige/ ~ fatigant /fatigɑ̃/ ; /e/ ≠ /ɑ̃/
sardine /sardin/ ~ sourdine /surdin/ ; /a/ ≠ /u/
écouter /ekute/ ~ égoutter /egute/ ; /k/ ≠ /g/
chameau /ʃamo/ ~ chapeau /ʃapo/ ; /m/ ≠ /p/
arpenter /arpɑ̃te/ ~ argenté /arʒɑ̃te/ ; /p/ ≠ /ʒ/
cassé /kɑse/ ~ casé /kɑze/ ; /s/ ≠ /z/
lutter /lyte/ ~ muter /myte/ ; /l/ ≠ /m/
lésé /leze/ ~ léger /leʒe/ ; /z/ ≠ /ʒ/
déranger /derɑ̃ʒe/ ~ démanger /demɑ̃ʒe/ ; /r/ ≠ /m/
piller /pije/ ~ piger /piʒe/ ; /j/ ≠ /ʒ/
enfuir /ɑ̃fɥir/ ~ enfouir /ɑ̃fwir/ ; /ɥ/ ≠ /w/

La force du système est de porter en lui un ou plusieurs traits distinctifs permettant au monème de prendre tout son sens. Dans l’opposition qui distingue /li/ (lit) de /lu/ (loup), où la voyelle antérieure non-arrondie fermée /i/ et la voyelle postérieure fermée /u/ entrent en fonction, les deux phonèmes sont les seules unités distinctives minimales qui permettent de différencier les unités significatives minimales lit et loup, qui ont des référents très différents : le meuble sur lequel on dort et l’animal qui vit et hurle dans la forêt.

Contrairement à la description phonétique des sons qui établit une description scientifique articulatoire ou acoustique des sons phonétiques bruts, sans égard à leurs rôles distinctifs dans le système de la langue, la phonétique fonctionnelle (ou phonologie) établit les rapports minimaux, discrets, pertinents, ou distinctifs des phonèmes dans l’organisation du système de la langue à partir des six critères de classement articulatoire des sons : le voisement, la résonance nasale, la résonance labiale, le mode articulatoire, le lieu d’articulation et l’articulateur.

La description phonologique a donc pour objet l’organisation des phonèmes à partir des traits distinctifs identifiés lors de la segmentation et la commutation des phonèmes qui permettent leur identification comme unités distinctives minimales. La description phonologique établit les rapports entre les phonèmes à partir de lieux d’articulations et de modes articulatoires qui ont une fonction dans la langue. La phonologie permet de déterminer ce qui est distinctif pour un phonème et ce qui n’est pas distinctif pour un autre. Dans le système phonologique du français, les rapports phonologiques sont mis en relief par les corrélations des traits observés dans les ordres et les séries qui caractérisent le système. En se référant aux tableaux phonologiques, nous sommes en mesure d’établir une définition pour chacun des phonèmes de la langue.