Les frontières morphologiques
Les erreurs de frontière morphologique ne relèvent pas d’une tâche liée à la conscience phonologique mais bien de la conscience morphologique que l’enfant doit développer afin de distinguer ce qui relève du son (les unités distinctives minimales) et ce qui relève du mot ou des particules de mots (les unités significatives minimales). Ce processus relève de la tâche entourant la conscience lexicale. La segmentation de la phrase en unités significatives minimales est quelque chose que l’enfant apprend plus tardivement dans son apprentissage de la langue. Il prend conscience qu’il a une emprise réelle sur l’encodage et le décodage de la langue. Il est en mesure d’associer les graphèmes sur papier et les phonèmes qu’il articule. Les jeux d’assemblages et de découpages lui permettent d’isoler les mots individuellement, de les structurer dans l’ordre. Il réussit à déduire de l’usage qu’il entend autour de lui. Il fait « fonctionner » les sons et les mots dans des phrases cohérentes et compréhensibles. Ces premières manipulations vont lui permettre de créer les mots, de les défaire, au point de lui faire prendre conscience que la morphologie du mot existe, sans pouvoir la nommer. Il prendra conscience de la puissance du lexique et des possibilités que celui-ci renferme pour créer et produire des morphèmes qu’il arrivera à décomposer ou recomposer une fois la morphologie de la langue maîtrisée. C’est de cette manière qu’il arrivera à comprendre le fonctionnement de la racine du mot, des désinences, des préfixes, des suffixes qui construisent les monèmes de la langue avec une facilité désarmante, sans toutefois toujours nécessairement être en mesure de faire le lien entre les phonèmes qu’il entend de la bouche de maman qui lui lit une histoire et les graphèmes qui sont couchés sur la page du livre qu’il aime tant (tu marches, j’ai marché, il marchera, nous marchions, nous aurons marché, vous marchez, elles marchent, je veux marcher, il veut marcher, nous voulons marcher, vous voulez marcher, ils veulent marcher etc.). Il est plus difficile pour l’enfant d’identifier au début ces pronoms, ces particules, ces désinences, ces racines et ces mots, de les percevoir en tant qu’unités significatives minimales, individuellement, dans la chaîne parlée, surtout quand celui-ci ne sait pas encore lire ni écrire. Contrairement au code écrit qui place les frontières des mots en les espaçant sur le papier, aucune indication ne lui permet de percevoir ces frontières dans la parole qu’il utilise et qu’il entend les adultes produire autour de lui.
Le processus de segmentation que tente d’accomplir l’enfant dans son apprentissage de la langue qui lui est présentée globalement par le biais des syllabes inséparables et unifiées, fera en sorte qu’il aura tendance à procéder à des segmentations naturellement syllabiques parfois (et souvent) erronées. Voici quelques exemples qui me viennent à l’esprit et dont j’ai été témoin tout au long de ma carrière : [tronɔkype] – trop occupé provient de l’usage connu de l’enfant : Je suis bien occupé [ʒœsɥibjɛ̃nɔkype]. La mauvaise frontière phonologique de liaison donne le signifiant [nɔkype]. Le signifiant [tronørø] – trop heureux provient aussi de l’usage déjà connu de l’enfant : Je suis bien heureux [ʒœsɥibjɛ̃nørø]. La mauvaise frontière phonologique de liaison donne le signifiant [nørø].