Les chutes de phonèmes et les substitutions, interversions et métathèses

Les chutes de phonèmes

Les chutes de phonèmes peuvent se produire dans trois endroits : en position initiale de mot, comme dans livre [iv], enfant [fɑ̃], lunettes [ynɛt], auto [to], Julie [yli], ski [ki], hippopotame [pɔtam], toboggan [bɔgɑ̃]; en position médiane de mot, comme dans train [tɛ̃], carnaval [karaval] et madarine [mɑ̃drin]; et, finalement, en position finale de mot, comme dans vache [va], soupe [su], tigre [ti] et [tig], fille [fi], bille [bi], lire [li] et tire [ti]. Dans ce guide destiné à l’intervenant, ces phénomènes sont dans l’ordre : 1) l’aphérèse, 2) la syncope et 3) l’apocope.  

L’aphérèse

L’aphérèse s’observe dans la chute de segments (phonèmes) initiaux du monème. L’office de la langue française du Québec en donne quelques exemples: 

Le bus était bondé aujourd’hui. (pour autobus)

« Alex, ‘tention à la marche! » (pour attention)

« Toine, viens ici s’il te plaît! » (pour Antoine)


D’autres cas, comme celui de je suis fatigué [ʃyfatike] et je ne suis plus capable [ʃypykapab] sont aussi d’un grand intérêt pour l’étude de la pression de l’économie phonétique en français. D’autres aphérèses sont encore plus marquantes en québécois et font ressortir la capacité de la langue, à travers l’économie phonétique dont elle fait usage, à permettre aux locuteurs de se comprendre avec un minimum d’unités distinctives. Des énoncés comme regarde bien [gɑbɛ̃] au lieu de [rœgardbjɛ̃] (qui représente une chute phonétique de cinq segments) et qu’est-ce que tu fais là [fɛlɑ] au lieu de [kɛskœtyfɛlɑ] (qui représente une chute phonétique de sept segments) peuvent sembler extrêmes aux yeux de certains locuteurs québécois. Par contre, ils ont le mérite de démontrer que l’économie phonétique, dans l’usage de la parole, n’empêche pas à la communication d’exister, ni à la langue de fonctionner.

La syncope

La syncope s’observe dans la chute de segments (phonèmes) au milieu du monème. Elle représente une manifestation extrême de l’inertie de la parole et, donc, de la tendance à limiter la dépense d’énergie en rapprochant les articulations. En fait, comme pour tous les phénomènes liés à la phonétique combinatoire, la syncope peut se définir comme une tendance à l’économie phonétique. Des mots comme université [nverste] et difficile [dɪfsɪl] témoignent bien de cette tendance. Un des exemples les plus connus de la syncope, en français québécois, est observé dans la production de [satab] au lieu [syrlatabl] (où trois sons sont retranchés au milieu du mot) pour dire sur la table. Dans le cas de elle est grande  [egrɑ̃t], on ne corrige pas /e/. C’est une réduction phonétique naturelle en québécois qui résulte de la fusion des monèmes elle et est dont les signifiés se retrouvent tous les deux dans le phonème unique /e/. Ces chutes de phonèmes extrêmes se réalisent dans la réalisation de la voyelle mi-fermée /e/ qui devient l’unité significative minimale représentant elle est.

L’apocope

L’apocope est la chute d’un ou de plusieurs phonèmes à la fin du mot par suite d’une évolution ou réduction phonétique. L’apocope est très présente en français comme en témoignent les occurrences de stylo pour stylographe, cinéma pour cinématographe, métro pour métropolitain. En période d’apprentissage de sa langue, l’enfant présentera lui aussi des occurrences de chutes de phonèmes en position finale de mot, comme en témoignent [fi] pour fille, [lu] pour lourd, [ba] pour balle, [li] pour livre et [jymjɛ] pour lumière.   

Les substitutions, interversions et métathèses

On observe, parfois, dans la langue parlée, des substitutions de phonèmes qui, pour certains, peuvent être liées à l’anticipation phonétique et le mauvais encodage des formes écrites. Les substitutions les plus observées sont de deux types : la première étant l’interversion (pour les sons en contact), comme dans [areopɔr] pour aéroport [aréogɑr] pour aérogare, [prafwa] pour parfois et [prɛsɔn] pour personne et la deuxième étant la métathèse (pour les sons à distance), comme dans [ʃɛswɑr] pour séchoir, [ʃɛsøz] pour sécheuse, [derɔkatif] pour décoratif chez l’enfant en apprentissage de sa langue, la substitution s’observe dans la période d’intégration la plus forte des sons dans son système phonologique. Dans ce cas, la substitution n’est pas liée à l’influence d’un phonème sur un autre, comme dans le cas de l’assimilation (au contact des sons) et la dilation (des phonèmes à distance dans le monème). SCHELSTRAETE et al. (2004 : 19) donnent un bon exemple de substitution non motivée par ces phénomènes avec la réalisation phonétique de [riv] pour rêve. Dans la parole des tout petits qui n’ont toujours pas parfaitement intégré les phonèmes du système, ces occurrences sont parfaitement normales et particulièrement abondantes (voir les exercices à la fin du présent guide). 

L’inversion de segments présentée par SCHELSTRAETE et al. (2004 : 19) pour le mot spectacle articulé [pɛstakl] est un bon exemple d’un processus phonologique simplificateur structurel. Il y a effectivement chute de la consonne [k] réduisant au nombre de sept (7) les phonèmes normalement attendus pour la réalisation de [spɛktakl] qui compte huit (8) phonèmes. Par contre, dans le cas de lomocotive, présenté par les auteurs, il ne s’agit pas d’un processus phonologique simplificateur. Contrairement à spectacle, le nombre de phonèmes de locomotive n’est pas réduit. Tous les sons sont parfaitement intégrés. La production entendue résulte d’une erreur liée à l’ordonnancement (le séquençage) phonologique des sons dans le mot (plus précisément une inversion syllabique) lors de sa réalisation articulatoire et donc à la chronologie du séquençage phonologique (l’apparition des phonèmes) dans la chaîne. 

Toute simplification doit nécessairement comprendre soit une réduction phonologique (chute de phonèmes ou chute de traits distinctifs) qui se traduit en économie articulatoire. L’enfant, dans l’utilisation de son appareil phonateur va faire des essais, des tentatives et des expériences phonétiques qui vont se traduire parfois en « accidents phonétiques prévisibles » au cours de son apprentissage. Lomocotive et pestacle sont le fruit de ces processus et l’enfant finira par corriger ces mots par lui-même en suivant les modèles qu’il entend autour de lui.